Quand Ian Malcolm parle de l'extinction...
Etant donné qu'il est réapparu dans Fallen Kingdom plus de vingt ans après The Lost World, on peut parier que Jeff Goldblum reviendra sûrement pour une dernière apparition dans Jurassic World 3, qui sera comme vous le savez l'épisode final de la saga des dinosaures initiée par le film de Steven Spielberg de 1993.
A l'heure où j'écris ces lignes, on ne sait encore rien sur le scénario du futur film mais déjà de nombreux avis existent parmi les fans de Jurassic Park et les amateurs de cinéma tout court : certains veulent voir une invasion destructrice des dinosaures dans le monde, d'autres veulent voir l'histoire évoluer vers une sorte de Dinotopia où les Hommes et les dinosaures finiraient par vivre en harmonie. Pour ma part, je pense que dans la continuité de la question de départ de Fallen Kingdom, il s'agira plutôt de l'impact des dinosaures sur le monde et de la réponse qu'il va falloir apporter à la présence de ces créatures dans notre monde (au sens sur le continent, puisque les quatre premiers films - et demi avec la première moitié de Fallen Kingdom qui s'y passait aussi - se déroulaient sur les îles Isla Nublar et Isla Sorna). Pour résumer simplement la chose, je pense que Jurassic World 3 mettra en scène l'extinction définitive des dinosaures.
Alors quel est le lien avec Ian Malcolm, me direz-vous ? Et bien, c'est justement le sujet d'une conférence du personnage qui ouvre The Lost World, la suite du roman Jurassic Park de Michael Crichton sorti en 1995. Profitant du fait que j'ai le livre sous la main et que c'est quelque chose que j'aimerais voir traité dans le dernier film de la franchise, je me disais que je pourrais vous partager le contenu de son propos.
Bonne lecture 😉 !
Quand Ian Malcolm donne une conférence sur l'extinction au Santa Fe Institute...
"La
fin du XXe siècle a vu dans le domaine scientifique un vif regain
d’intérêt pour l'extinction des espèces.
Le
sujet n'a rien de véritablement nouveau. En 1796, peu après la
"Révolution" américaine, le baron George Cuvier fut le
premier à établir que certaines espèces avaient disparu. Le
concept d'extinction avait donc été accepté par la communauté
scientifique plus de soixante ans avant que Darwin expose sa théorie
de l'évolution. Mais les nombreuses controverses qu'elle souleva
laissèrent le plus souvent de coté la question de l'extinction.
L'extinction
d'une espèce fut longtemps considérée comme un détail aussi
insignifiant qu'une panne d'essence pour une automobile. Elle
apportait simplement la preuve d'un défaut d'adaptation. La question
de l'adaptation des espèces fit l'objet d'études passionnées et
d'ardentes discussions. On ne s’arrêta guère sur le fait que
certaines avaient échoué. Qu'y aurait-il eu à dire ? Mais, à
partir des années 70, deux éléments nouveaux contribuèrent à
braquer l'attention sur la question de l'extinction.
Le
premier fut la prise de conscience de la multiplication très rapide
des êtres humains et des conséquences de cette surpopulation
sur la planète : disparition des habitats traditionnels,
défrichement de la forêt pluviale, pollution des airs et des eaux,
peut-être même modification des conditions climatiques
globales. Simultanément, quantité d'espèces animales étaient
menacées ou frappées d'extinction. Certains scientifiques élevèrent
la voix pour donner l'alarme ; d'autres gardèrent le silence sur
leur inquiétude. L'écosystème de la Terre était-il menacé ? Le
comportement de l'espèce humaine aboutirait-il à sa propre
destruction ?
Nul
ne savait à quoi s'en tenir. Comme personne ne s'était jamais donné
la peine d'étudier méthodiquement le phénomène, les connaissances
de l'extinction dans les périodes géologiques précédentes
restaient très limitées. Les chercheurs entreprirent donc d'étudier
la disparition des espèces animales, dans l'espoir d'apaiser les
inquiétudes que faisait naître le présent.
Le
second élément avait trait aux découvertes récentes sur
l'extinction des dinosaures. On savait depuis longtemps que toutes
les espèces de dinosaures avaient disparu en un temps relativement
court, à la fin du Crétacé, il y a 65 millions d'années. La
rapidité avec laquelle elles ont disparu faisait l'objet d'une vive
et déjà ancienne controverse. Certains paléontologues étaient
persuadés qu'une catastrophe naturelle avait déclenché le
processus ; d'autres estimaient que les dinosaures avaient disparu
beaucoup plus progressivement, sur une période de dix mille à dix
millions d'années.
En
1980, le physicien Luis Alvarez et son équipe découvrent un taux
d'iridium très élevé dans les roches de la fin du Crétacé et du
début du Tertiaire, la fameuse limite KT (le Crétacé étant noté
K, pour éviter la confusion avec le Cambrien et d'autres périodes
géologiques). L'iridium est rare sur la Terre, mais abondant dans
les météorites. Alvarez attribua la présence d'une telle
concentration d'iridium dans les roches de la limite KT à l'impact
d'un météorite géant de dix kilomètres de diamètre. Il émit
l'hypothèse que les débris et les poussières résultant de cet
impact avaient obscurci le ciel, empêché la photosynthèse,
tué plantes et animaux, mettant un terme au règne des dinosaures.
Ce
scénario dramatique enflamma l'imagination du public et des médias.
Il donna lieu à une controverse qui se prolongea plusieurs années.
Où se trouvait ce cratère météoritique ? Différents sites furent
proposés. Il y avait eu, dans le passé de la planète, cinq grandes
périodes d'extinction ; étaient-elles toutes dues à la chute de
météorites ? Existait-il un cycle de destruction de vingt-six
millions d'années ? La Terre était-elle déjà sous la menace d'un
nouvel impact dévastateur ?
Dix
ans plus tard, ces questions demeuraient sans réponse. La
controverse se poursuivit avec âpreté, jusqu'en août 1993,
quand à l'occasion d'un séminaire hebdomadaire du Santa Fe
Institute, un mathématicien iconoclaste du nom de Ian Malcolm
déclara que toutes ces questions importaient peu, que les
discussions sur l'impact d'une météorite n'étaient que
"suppositions frivoles et gratuites".
-
Regardons les chiffres, déclara Malcolm, sur l'estrade, en se
penchant vers son auditoire. Il y a aujourd'hui sur notre planète
cinquante millions d'espèces de plantes et d'animaux. Nous trouvons
cette diversité remarquable, mais elle est sans commune mesure avec
ce qui a existé. On peut estimer qu'il y a eu cinquante milliards
d'espèces depuis l'apparition de la vie sur la Terre. Ce qui
signifie que, sur mille espèces ayant existé sur notre planète, il
en subsiste une seule. 99,9% des espèces ont donc disparu. Les
extinctions massives ne comptent que pour 5% de ce total. Dans leur
écrasante majorité, les espèces ont disparu l'une après l'autre.
La
vérité, expliqua Malcolm, était que la vie sur la Terre était
marquée par une suite ininterrompue de disparitions. La durée
de vie moyenne d'une espèce était de l'ordre de quatre millions
d'années. Un million pour les mammifères. Apparition, développement
et extinction au bout de quelques millions d'années, tel était le
schéma général. Une espèce par jour, en moyenne, avait disparu
depuis le début de la vie sur la Terre.
-
Pourquoi ? poursuivi Malcolm. A quoi sont dus l'essor et le déclin
des espèces terrestres, dans un cycle de vie de quatre millions
d'années ? Une des réponses est que nous n'avons pas conscience de
l'activité continue qui caractérise notre planète. Prenons les
cinquante mille dernières années, un instant à l'échelle
géologique. Dans ce laps de temps, la forêt pluviale s'est
singulièrement réduite, avant de recommencer à s'étendre. La
forêt pluviale n'existe pas depuis l'origine des temps ; en réalité,
elle est assez récente. Il y a dix mille ans, à l'époque où des
Hommes chassaient sur le continent américain, les glaces sont
descendues jusqu'à New York, provoquant la disparition de nombreux
animaux. Au long de son histoire, notre planète voit les espèces
vivre et mourir dans un environnement en perpétuelle évolution.
Cela explique probablement 90% des disparitions. Si le niveau des
mers baisse, si elles deviennent plus salées, le plancton
disparaîtra. Mais il n'en va pas de même pour les animaux
complexes, tels que les dinosaures, car ils se sont protégés - au
propre et au figuré - contre ces dangers. Pourquoi les animaux
complexes disparaissent-ils ? Pourquoi ne s'adaptent-ils pas ? Ils
semblent physiquement avoir la capacité de survivre. Et pourtant,
sans raison apparente, ils meurent. Mon idée est que les animaux
complexes s'éteignent non pas à cause d'un changement dans leur
adaptation physique à l'environnement, mais plutôt à cause de
leur comportement. Dans ses derniers développements, la théorie du
chaos, ou dynamique non linéaire, offre, là-dessus, des indications
tentantes. Elle suggère que le comportement d'animaux complexes peut
changer très rapidement, pas toujours en mieux, qu'il peut cesser de
réagir à l’environnement et entraîner le déclin et la
mort. Elle donne à entendre que des animaux peuvent cesser de
s'adapter. Est-ce ce qui est arrivé aux dinosaures ?
Est-ce la véritable cause de leur disparition ? Nous ne le saurons
peut-être jamais. Mais ce n'est pas par hasard si les humains
s'intéressent de si près aux dinosaures ; leur déclin a permis aux
mammifères - dont nous sommes - de se multiplier. Ce qui nous pousse
à nous demander si l'extinction des dinosaures se reproduira, tôt ou
tard, pour notre espèce. Si, en fin de compte, la responsabilité
incombe non pas à un destin aveugle - sous la forme d'une météorite
- mais à notre propre comportement. Pour le moment, nous n'avons pas
la réponse. Mais j'ai quelques suggestions."
"[...] Tout
de noir vêtu, appuyé sur une canne, Malcolm donnait une impression
de sévérité. Il était connu dans l'enceinte de l'Institut pour
pour ses analyses peu conventionnelles et sa tendance au pessimisme.
Sa causerie du mois, intitulée "La vie au bord du chaos",
était caractéristique de sa manière de penser. Malcolm y
présentait son analyse de la théorie du chaos appliquée
l'évolution.
[...] Malcolm
changea de position sur l'estrade, le poids sur sa canne.
-
Plus important encore, poursuivit-il, la manière dont les systèmes
complexes semblent trouver le juste milieu entre la nécessité de
l'ordre et l'exigence du changement. Ils tendent à se situer à un
endroit que nous appelons "le bord du chaos". Nous
imaginons le bord du chaos comme comme un endroit où il y a assez
d'innovation pour garder un système vivant en mouvement et assez de
stabilité pour l’empêcher de basculer dans l'anarchie. C'est une
zone de conflits et de perturbations, où l'ancien et le nouveau sont
constamment en guerre. Trouver le point d'équilibre ne peut qu’être
délicat. Si un système vivant se rapproche trop près du bord, il
risque de tomber dans l'incohérence et la dissolution ; s'il s'en
écarte trop, il se pétrifie, devient rigide, totalitaire. Les deux
états conduisent à l'extinction. L'excès est aussi destructeur que
le défaut de changement. Ce n'est qu'au bord du chaos que les
systèmes complexes peuvent prospérer...
-
L'extinction, reprit Malcolm après un long silence, est la
conséquence inévitable d'un état comme de l'autre, trop de
changement ou trop peu.
[...] -
Malheureusement, poursuivit Malcolm, le fossé est profond entre
entre cette construction théorique et la réalité de l'extinction.
Nous n'avons aucun moyen de savoir si notre raisonnement est juste.
Les organismes fossiles nous apprennent qu'un animal a disparu à une
époque, mais ils ne disent pas pourquoi. Les simulations sur
ordinateurs ne sont guère utiles ; il est bien évidemment
impossible de réaliser des expériences. Nous sommes, en
conséquence, obligés de reconnaître que l'extinction -
invérifiable et qui ne se prête pas à l'expérimentation - n'est
peut-être pas un sujet scientifique. Cela pourrait expliquer
pourquoi cette question a suscité de si vives controverses
religieuses et politiques. Je me permets de rappeler qu'il n'y a
jamais eu de débat de nature religieuse sur le nombre d'Avogadro, la
constante de Planck ou la fonction du pancréas. Pour ce qui est de
l'extinction, la controverse fait rage depuis deux siècles.
[...] En
réfléchissant à ce qu'implique la notion de bord du chaos,
reprit-il pour son auditoire, nous pouvons commencer par nous
demander quelle est l'unité minima de la vie. La plupart des
définitions contemporaines font référence à l'ADN mais deux
exemples donnent à penser que cette définition est trop
restrictive. Si on considère les virus et ce que l'on appelle les
prions, il est manifeste que la vie peut exister sans ADN... [...]"
Sources :
Michael Crichton, Le Monde Perdu, ed. Pocket, 1995, p.11-14 et 15-19.
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